Le message linguistique
Le message linguistique est-il constant ? Y a-t-il toujours du texte dans, sous ou alentour l'image ?
Pour retrouver des images données sans paroles, il faut sans doute remonter à des sociétés
partiellement analphabètes, c'est-à-dire à une sorte d'état pictographique de l'image ; en fait dès
l'apparition du livre, la liaison du texte et de l'image est fréquente ; cette liaison semble avoir été peu
étudiée d'un point de vue structural ; quelle est la structure signifiante de l'« illustration » ? L'image
double-t-elle certaines informations du texte, par un phénomène de redondance, ou le texte ajoute-til
une information inédite à l'image ? Le problème pourrait être posé historiquement à propos de
l'époque classique, qui a eu une passion pour les livres à figures (on ne pouvait concevoir, au
XVIIIème siècle, que les Fables de La Fontaine ne fussent pas illustrées), et où certains auteurs
comme le P. Ménestrier se sont interrogés sur les rapports de la figure et du discursif.7 Aujourd'hui,
au niveau des communications de masse, il semble bien que le message linguistique soit présent dans
toutes les images : comme titre, comme légende, comme article de presse, comme dialogue de film,
comme fumetto ; on voit par là qu'il n'est pas très juste de parler d'une civilisation de l'image : nous
sommes encore et plus que jamais une civilisation de l'écriture8, parce que l'écriture et la parole sont
toujours des termes pleins de la structure informationnelle. En fait, seule la présence du message
linguistique compte, car ni sa place ni sa longueur ne semblent pertinentes (un texte long peut ne
comporter qu'un signifié global, grâce à la connotation, et c'est ce signifié qui est mis en rapport avec
l'image). Quelles sont les fonctions du message linguistique par rapport au message iconique
(double) ? Il semble qu'il y en ait deux : d'ancrage et de relais.
Comme on le verra mieux à l'instant, toute image est polysémique, elle implique, sous-jacente à ses
signifiants, une « chaîne flottante » de signifiés, dont le lecteur peut choisir certains et ignorer les
autres. La polysémie produit une interrogation sur le sens ; or cette interrogation apparaît toujours
comme une dysfonction, même si cette dysfonction est récupérée par la société sous forme de jeu
tragique (Dieu muet ne permet pas de choisir entre les signes) ou poétique (c'est le « frisson du
sens » – panique – des anciens Grecs) ; au cinéma même, les images traumatiques sont liées à une
incertitude (à une inquiétude) sur le sens des objets ou des attitudes. Aussi se développent dans toute
société des techniques diverses destinées à fixer la chaîne flottante des signifiés, de façon à
combattre la teneur des signes incertains : le message linguistique est l'une de ces techniques. Au
niveau du message littéral, la parole répond, d'une façon plus ou moins directe, plus ou moins
partielle, à la question: qu'est-ce que c'est ? Elle aide à identifier purement et simplement les
éléments de la scène et la scène elle-même: il s'agit d'une description dénotée de l'image (description
souvent partielle), ou, dans la terminologie de Hjelmslev, d'une opération (opposée à la
connotation).9 La fonction dénominative correspond bien à un ancrage de tous les sens possibles
(dénotés) de l'objet, par le recours à une nomenclature ; devant un plat (publicité Amieux), je puis
hésiter à identifier les formes et les volumes ; la légende « riz et thon aux champignons ») m'aide à
choisir le bon niveau de perception ; elle me permet d'accommoder non seulement mon regard, mais
encore mon intellection. Au niveau du message « symbolique », le message linguistique guide non
plus l'identification, mais.l'interprétation, il constitue une sorte d'étau qui empêche les sens connotés
de proliférer soit vers des régions trop individuelles (c'est-à-dire qu'il limite le pouvoir projectif de
l'image), soit vers des valeurs dysphoriques ; une publicité (conserves d’Arcy) présente quelques
menus fruits répandus autour d'une échelle ; la légende (« comme si vous aviez fait le tour de votre
jardin ») éloigne un signifié possible (parcimonie, pauvreté de la récolte) parce qu'il serait
déplaisant, et oriente la lecture vers un signifié flatteur (caractère naturel et personnel des fruits du
jardin privé) ; la légende agit ici comme un contre-tabou, elle combat le mythe ingrat de l'artificiel,
ordinairement attaché aux conserves. Bien entendu, ailleurs que dans la publicité, l'ancrage peut être
idéologique, et c'est même, sans doute, sa fonction principale ; le texte dirige le lecteur entre les
signifiés de l'image, lui en fait éviter certains et en recevoir d'autres ; à travers un dispatching
souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi à l'avance. Dans tous ces cas d'ancrage, le langage a
évidemment une fonction d'élucidation, mais cette élucidation est sélective ; il s'agit d'un métalangage
appliqué non à la totalité du message iconique, mais seulement à certains de ses signes ; le
texte est vraiment le droit de regard du créateur (et donc de la société) sur l'image : l'ancrage est un
contrôle, il détient une responsabilité, face à la puissance projective des figures, sur l'usage du
message ; par rapport à la liberté des signifiés de l'image, le texte a une valeur répressive10, et l'on
comprend que ce soit à son niveau que s'investissent sur- tout la morale et l'idéologie d'une société.
L'ancrage est la fonction la plus fréquente du message linguistique ; on la retrouve communément
dans la photographie de presse et la publicité. La fonction de relais est plus rare (du moins en ce qui
concerne l'image fixe) ; on la trouve surtout dans les dessins humoristiques et les bandes dessinées.
Ici la parole (le plus souvent un morceau de dialogue) et l'image sont dans un rapport
complémentaire ; les paroles sont alors des fragments d'un syntagme plus général, au même titre que
les images, et l'unité du message se fait à un niveau supérieur : celui de l'histoire, de l'anecdote, de la
diégèse (ce qui confirme bien que la diégèse doit être traitée comme un système autonome11). Rare
dans l'image fixe, cette parole-relais devient très importante au cinéma, où le dialogue n'a pas une
fonction simple d'élucidation mais où elle fait véritablement avancer l'action en disposant, dans la
suite des messages, des sens qui ne se trouvent pas dans l'image. Les deux fonctions du message
linguistique peuvent évidemment coexister dans un même ensemble iconique, mais la dominance de
l'une ou de l'autre n'est certainement pas indifférente à l'économie générale de l'oeuvre ; lorsque la
parole a une valeur diégétique de relais, l'information est plus coûteuse, puis- qu'elle nécessite
l'apprentissage d'un code digital (la langue) ; lorsqu'elle a une valeur substitutive (d'ancrage, de
contrôle), c'est l'image qui détient la charge informative, et, comme l'image est analogique,
l'information est en quelque sorte plus « paresseuse » : dans certaines bandes dessinées, destinées à
une lecture « hâtive », la diégèse est surtout confiée à la parole, l'image recueillant les informations
attributives, d'ordre paradigmatique (statut stéréotypé des personnages) : on fait coïncider le message
coûteux et le message discursif, de façon à éviter au lecteur pressé l'ennui des «descriptions»
verbales, confiées ici à l'image, c'est-à-dire à un système moins « laborieux ».
Roland Barthes, Rhétorique de l’image
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